Chapitre 26
Non, il n’y a jamais eu d’ambiguïté entre Jacques et elle. Ni regards embués, ni pieds égarés sous la table, pas de mots déplacés, pas le moindre trouble. Aucun geste, aucun sous-entendu.
Bien sûr, on lui a posé la question. On lui a suggéré d’y réfléchir. Il devait bien y avoir quelque chose. Quand même. Pour que ça dérape ainsi, de manière aussi subite, radicale. Irrationnelle. Quelque chose de l’ordre du sentiment ou du désir, quelque chose qu’elle n’avait pas voulu voir.
Mathilde a cherché, dans le souvenir de ces années, un détail qui lui aurait échappé. Elle n’a pas trouvé. Combien de fois sont-ils restés au bureau, tous les deux, tard dans la nuit, combien de fois ont-ils déjeuné ou dîné ensemble au restaurant, combien de nuits ont-ils passé chacun dans sa chambre d’hôtel, combien d’heures en voiture, en train, en avion, si près l’un de l’autre, combien d’occasions idéales sans que jamais leurs peaux ne s’effleurent, sans que rien n’apparaisse à la surface, rien qui pût l’alerter ? Certes, une ou deux fois, le tutoiement avait échappé à Jacques, en fin de journée. Lui qui vouvoyait tout le monde. Après plusieurs années, que pouvait-elle en conclure ?
Non, Jacques n’était pas amoureux d’elle.
Il s’agissait d’autre chose. Depuis le début, il l’avait prise sous son aile, il avait obtenu pour elle un poste de cadre, avait négocié ses augmentations directement auprès de la Direction. Il avait fait de Mathilde sa plus proche collaboratrice, son bras droit, il lui avait accordé l’estime dont il était avare et la confiance qu’il refusait aux autres. Parce que d’emblée elle et lui s’étaient accordés, sans que rien jamais ne heurte ni ne dérape.
Lors de son entretien de recrutement, Mathilde n’avait pas mentionné qu’elle était veuve. À Jacques comme aux autres, elle avait dit qu’elle élevait seule ses enfants. C’était la vérité. Elle refusait la pitié, la compassion, elle ne supportait pas l’idée qu’on ait pour elle des précautions ou des indulgences, elle détestait ces mots.
Elle le lui avait avoué plus tard, sans détail. Un jour, dans le train pour Marseille, au détour d’une conversation. Ils travaillaient ensemble depuis plus d’un an. Jacques s’était montré discret, il n’avait pas cherché à en savoir davantage. Son comportement vis-à-vis de Mathilde ne s’était pas modifié. Elle lui en avait été reconnaissante.
Jacques semblait toujours voir plus large et plus loin que les autres. Il avait cette capacité d’anticipation, ces intuitions fulgurantes, cette connaissance intuitive des marchés. On le disait visionnaire. De Jacques, elle avait tout appris. Au-delà des aspects techniques et financiers, il lui avait transmis sa conception du métier. Sa rigueur et ses exigences.
Laetitia n’avait pas tort. Elle était sa créature. Il l’avait façonnée à son image, l’avait sensibilisée aux combats qui étaient les siens, l’avait convertie à ses engagements. Il avait fait d’elle une sorte de disciple aux talons plats.
Mais jusque-là, il avait respecté sa manière de voir les choses, et ses rares divergences.
Il savait l’admiration qu’elle avait pour lui.
Elle le voyait tel qu’il était. Parfois, Jacques l’agaçait. L’horripilait. Ses colères soudaines, son ironie, sa propension à l’excès.
À Milan, il avait appelé la réception de l’hôtel à deux heures du matin parce que sa moquette était sale. En réalité, l’aspirateur avait été passé à rebrousse-poil. Il lui avait raconté lui-même l’anecdote le lendemain matin.
À Marseille, il avait renvoyé son assiette dans un restaurant classé deux étoiles au Gault et Millau, au motif que la décoration lui semblait phallique.
À Prague, dans un hôtel d’affaires, il avait fait monter le réceptionniste en pleine nuit parce qu’il ne parvenait pas à trouver CNN parmi les cent vingt chaînes qui lui étaient proposées.
En voiture, Jacques fulminait, ne supportait pas d’attendre, d’être coincé, insultait son GPS à voix haute.
En avion, il lui fallait être à l’avant, côté couloir, quitte à faire déplacer quelqu’un d’autre pour obtenir la place qui lui convenait.
Jacques s’était beaucoup calmé. Ses colères avaient perdu de leur intensité. De leur retentissement.
Disait-on.
Avant, il faisait trembler les murs. Avant, c’était pire, à cette époque qu’elle n’avait pas connue, cette époque d’avant elle. Quand Jacques était Directeur Commercial. Quand ses sarcasmes provoquaient les sanglots des dames. Quand il claquait la porte au nez de ses collaborateurs. Quand il était capable de licencier un salarié en moins de deux heures. Quand il n’était pas encore marié.
Jacques, avec l’âge, s’était apaisé. Il subsistait à son endroit une sorte de légende, nourrie d’anecdotes dramatiques et de rumeurs plus ou moins vérifiées, entretenue par les sursauts d’autorité qu’il ne parvenait pas encore à réprimer.
Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Mathilde ne s’était jamais laissé impressionner. Les humeurs de Jacques ne l’intéressaient pas. C’était d’ailleurs sans doute l’une des raisons pour lesquelles il appréciait autant de travailler avec elle.
L’entreprise avait été le lieu de sa renaissance.
L’entreprise l’avait obligée à s’habiller, se coiffer, se maquiller. À sortir de sa torpeur. À reprendre le cours de sa vie.
Pendant huit ans elle y était venue avec une forme d’enthousiasme, de conviction. Elle y était venue avec le sentiment d’être utile, d’apporter sa contribution, de prendre part à quelque chose, d’être partie intégrante d’un tout.
L’entreprise, peut-être, l’avait sauvée.
Elle avait aimé les conversations du matin autour du distributeur de boissons, les touillettes agitées dans le café pour dissoudre le sucre, les formulaires de demande de fournitures, les feuilles de temps passé, les bordereaux d’affectation, elle avait aimé les critériums jetables, les Stabilo de toutes les couleurs, les rouleaux correcteurs, les blocs à petits carreaux et leur épaisse couverture orange, les dossiers suspendus, elle avait aimé les odeurs émétiques de la cantine, les entretiens annuels, les réunions inter-départements, les tableaux croisés dynamiques sous Excel, les graphiques 3D sous Powerpoint, les collectes pour les naissances et les pots de départ en retraite, elle avait aimé les mots prononcés aux mêmes heures, chaque jour, les questions récurrentes, les formules vidées de leur sens, le jargon propre à son service, elle avait aimé le rituel, la répétition. Elle avait besoin de ça.
Aujourd’hui il lui semble que l’entreprise est un lieu qui broie.
Un lieu totalitaire, un lieu de prédation, un lieu de mystification et d’abus de pouvoir, un lieu de trahison et de médiocrité.
Aujourd’hui il lui semble que l’entreprise est le symptôme pathétique du psittacisme le plus vain.